Marie-France, ancien professeur d’histoire
D’où venez-vous ?
C’est une vaste question. La réponse peut être soit très rapide, soit très longue.
Comme beaucoup de parisiens, je ne suis pas parisienne. Je suis du sud-est de la France, de la région de Nîmes et Montpellier, puis j’ai vécu à Bordeaux où j’ai fait mes études. Quand je me suis mariée, je suis venue avec mon mari qui avait un travail à Paris et je m’y suis installée. J’ai eu beaucoup de mal à m’y faire, et puis finalement j’aime beaucoup.
Paris est une belle ville quand même. Malgré le manque de soleil, de temps en temps, par rapport au sud…
Ça manque, oui.
Que faites-vous dans la vie actuellement ?
Je suis à la retraite. J’étais professeur et comme il faut que je continue car j’ai besoin de travailler, je fais des recherches en histoire. J’en ai fait dans différents domaines : sur la Cimade, qui est une organisation d’origine protestante qui avait été créée pendant la Seconde Guerre Mondiale pour venir en aide aux internés des camps de Vichy. J’ai aussi fait des recherches sur l’art clandestin pratiqué par les déportés dans les camps nazis, je viens de terminer le livre que j’y ai consacré… et depuis, je cherche autre chose parce que j’ai besoin de faire fonctionner mon cerveau.
Depuis combien de temps vivez-vous à Paris ?
Oh je ne sais même plus ! Voyons… peut-être 40 ans.
Donc vous connaissez bien la ville de Paris, les bons coins, l’histoire de la ville ?
Oui. Je suis plutôt sensible aux atmosphères, aux paysages, à certains quartiers que j’aime plus que d’autres.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Oh j’étais une petite fille modèle ! Cela m’ennuyait, je ne voulais pas le reconnaître. J’étais très bonne élève, j’étais au milieu (j’avais un frère aîné et une sœur cadette), et c’est moi qui devais tempérer l’un et l’autre. Voilà, c’était ennuyeux !
Enfant, qu’est-ce que vos profs pensaient de vous ?
Ils disaient que j’étais une bonne élève. Mais en grandissant, en devenant adolescente, j’ai commencé à m’émanciper un peu au lycée, parce qu’à l’époque, d’abord c’était un lycée de filles, et puis il fallait qu’on soit toutes habillées de la même façon. Ce qui était très bien, on avait une blouse à petits carreaux roses et blancs… Mais ça m’agaçait par certains côtés, alors je faisais exprès, je me mettais au dernier rang et puis je faisais un petit peu ce que je voulais, pour remettre en cause l’ordre.
A quel moment avez-vous su quel métier vous vouliez faire ?
Un peu tardivement. Au départ, je m’intéressais beaucoup à l’histoire et à la politique, et j’étais très influencée par l’exemple de cet oncle qui a été déporté, qui avait commencé Sciences Po avant d’être arrêté. Donc j’ai voulu faire la même chose. Je l’ai fait, et puis après je me suis mariée. Mais alors je vivais dans un milieu bourgeois, conventionnel, où une femme mariée ne travaille pas : elle fait la cuisine pour son mari et elle fait des enfants. Je me suis beaucoup ennuyée pendant cette époque-là et j’ai écrit quatre livres – quatre romans.
Je pense que c’est à ce moment-là qu’on est le plus créatif, parce qu’il y a quelque chose qui nous dérange et qu’on a envie de faire ressortir…
Oui voilà, tout à fait. Et quand j’ai finalement divorcé, je ne voulais pas vivre d’une pension. Je voulais vivre de mon travail, donc j’ai préparé les concours d’enseignement et je suis devenue professeur d’histoire – et de géographie accessoirement.
C’était ça que vous vouliez faire à la base, ou c’est venu avec le temps ?
Ça m’a plu. J’aimais beaucoup les contacts et les échanges avec les élèves. Je trouvais ça extrêmement intéressant, vivant. Selon les établissements scolaires où j’ai enseigné, ça a changé évidemment… Mais je ne regrette pas d’avoir fait ce métier, absolument pas. Il m’a beaucoup manqué quand je me suis arrêtée.
Justement, que vous apportait ce métier ?
Qu’est-ce qu’il m’a apporté ? J’allais dire d’abord de la joie. Je me rappelle un jour – pour moi c’est un souvenir inoubliable – je rentrais après le déjeuner, je rentrais dans ma salle qui donnait sur une cour où il y avait des arbres devant les fenêtres. C’était le début de l’automne, les feuilles étaient toutes dorées, jaunies, et il y avait les rayons du soleil qui passaient à travers ces feuilles, ça faisait un feu de joie extraordinaire. Et puis mes élèves sont arrivés, et alors sans y réfléchir je leur ai dit : « Asseyez-vous par terre, et vous allez regarder comme moi ce spectacle ». Voilà. On a passé une heure comme ça à regarder la beauté de cette lumière, de ces feuilles dorées, rougies par le soleil, et c’était un moment extraordinaire. Et d’ailleurs quand je suis partie, les élèves que j’avais eus, qui avaient vécu cette expérience, m’ont dit : « On n’a pas oublié ce jour… ».
C’était en région parisienne ?
Oui, c’était à Saint-Cyr l’école.
Vous considérez-vous encore comme une femme ambitieuse ?
Non, pas ambitieuse. Je n’aime pas trop ce mot parce qu’on l’associe souvent à l’ambition des hommes politiques, de l’argent, etc. Je fais des projets que j’ai envie de réaliser. Voilà.
Par exemple ? Quel est votre objectif à court terme ?
A court terme justement, je cherche. J’aimerais trouver un sujet de travail, de réflexion.
Est-ce que pour vous c’est Marie-France qui doit être reconnue ou son travail ?
Peut-on dissocier les deux ? Mon travail, oui, parce que c’est une partie de moi-même. Je m’y exprime. Quant à me reconnaître moi… Si on reconnaît mon travail, c’est une bonne partie de moi-même.
Quels sont les modèles qui vous ont influencée, qui vous ont poussée à écrire ?
Comme premier modèle j’ai eu cet oncle qui était un homme extraordinaire, généreux, intelligent, cultivé. Par la suite j’ai plutôt essayé de me détacher du poids familial, qui n’était pas un modèle pour moi. Et de toute façon j’ai toujours énormément aimé lire. Au départ je voulais être professeur de lettres, et puis je me suis dit : non, je ne supporterai pas, parce que je ne supporterai pas par exemple de donner un texte à lire, à analyser à mes élèves, un poème que j’aime, et qu’ils le démolissent parce qu’ils seront maladroits, etc. Je ne n’aurais pas supporté ça. Donc j’ai préféré enseigner l’histoire, pour laquelle j’étais moins sensible.
Cela veut dire que si vous n’aviez pas été prof d’histoire, vous auriez peut-être été écrivain ?
Peut-être, oui.
Vous l’êtes déjà un peu…
Pas vraiment, mais un peu. J’aime écrire c’est vrai.
Et la peinture dans tout ça, comment est-elle est venue ?
J’ai toujours été très sensible à la peinture, à l’art. J’allais beaucoup dans des expositions et j’admirais ce que je voyais, ce que j’aimais, et un ami m’a dit un jour : « Mais pourquoi tu ne te mets pas à peindre ? ». Ça me paraissait invraisemblable ! Me confronter à ces œuvres que je trouvais merveilleuses… qu’est-ce que j’allais faire, moi ? Et puis je me suis dit, après tout pourquoi pas, et j’ai suivi des cours de dessin, de peinture, et puis je m’y suis mise progressivement et j’ai aimé.
Quant à ce que j’aime, je ne suis pas très moderne pour ça, c’est le moins que l’on puisse dire. Je n’aime pas trop l’art abstrait, je me suis arrêtée à Nicolas de Stael. L’art contemporain, les installations, tout ça ne m’intéresse pas. J’ai besoin que ce soit réaliste, qu’il y ait de la couleur, du mouvement, de la lumière dans laquelle je puisse me projeter, entrer.
Je comprends pourquoi quand je vous ai parlé de Jean-Michel Basquiat vous m’avez dit que c’était trop abstrait pour vous…
Pour moi, oui. Et puis je connais mal la peinture contemporaine.
Et Picasso, dans quel genre de peinture le mettez-vous ?
Je n’aime pas beaucoup Picasso. J’aime assez sa première période, où il était assez réaliste, mais après non, je n’aime pas. Surtout que souvent il n’y avait pas de couleurs, pas de couleurs qui me touchaient, et ça, ça me gênait.
A quel moment de la journée ou de la nuit travaillez-vous le mieux ?
Il n’y a pas de moment… c’est plutôt en fin de journée.
Quelle touche personnelle pensez-vous apporter à votre prochain livre, ou à vos toiles si vous faites des toiles ?
Je ne sais pas. En ce qui concerne la peinture, elle a pour moi été beaucoup liée à ce lieu d’origine paternelle dans le sud de la France, dans le Languedoc : liée à la lumière, aux vignes, à ces vieux villages qui sont des endroits ruraux, et à cette maison, cette immense maison, dans laquelle j’allais avec mes enfants pendant les vacances scolaires, qu’eux-mêmes adoraient.Pour le plus jeune de mes fils, c’était tellement grand quand il était petit qu’il disait que c’était un château. Mais c’était une vieille maison, il y avait une partie haute, une partie basse, et pour aller à la partie haute il y avait un vieil escalier de pierre, usé par les pas des prédécesseurs… J’ai peint énormément cet endroit, l’extérieur, l’intérieur. D’ailleurs chez moi, j’ai accroché un certain nombre de ces toiles, parce que j’aime bien rentrer dedans quand je les regarde.
Ces toiles, c’est à vous ?
Oui, c’est moi qui les ai faites. Pas celle du milieu, mais celle-là, à gauche, oui. C’était la fenêtre de ma chambre, j’y étais allée aux vacances de la Toussaint et on voit les vignes qui sont dorées, les platanes et les marronniers aussi. Et maintenant que je n’ai plus ça, je rentre dans ces tableaux, je me promène dans le jardin et je suis là-bas ; pour moi c’est extraordinaire. Ce n’est pas forcément uniquement les souvenirs de ce que j’y ai vécu. C’est la beauté, la douceur, le charme de cet endroit. A la fois intérieur et extérieur. Il y avait une grande cheminée… Je me souviens une année j’y ai passé Noël toute seule, et c’est le plus beau Noël que j’aie jamais eu ! J’étais toute seule, j’étais bien. J’avais fait un grand feu dans la cheminée, et je suis restée là au coin de la cheminée, à lire Le Quatuor d’Alexandrie de Laurence Durrell. Et j’en garde un très, très beau souvenir.
Aujourd’hui je n’ai plus cette maison car elle était à ma tante. Ma sœur et moi en avons hérité mais l’entretien coûte très cher… On partageait mais elle a plus de moyens, donc je lui ai vendu ma part; Je suis restée dix ans sans y aller, donc je peins beaucoup moins ce lieu.
Vous y avez toujours accès ?
Oui, mais ce n’est plus pareil, ce n’est plus ma maison.
Si pouviez changer quelque chose dans votre travail aujourd’hui, qu’est-ce que vous amélioreriez dans votre peinture ou votre livre ? Par exemple le livre : vous m’avez dit que ça n’avait pas bien fonctionné, que vous en aviez jeté une partie ?
Non, non non. J’ai fait ce que je voulais. Je voulais travailler sur l’art clandestin dans les camps nazis et je me suis concentrée sur le complexe concentrationnaire de Buchenwald. Donc là, vraiment, j’ai fait ce que je voulais. J’aurais pu l’élargir à d’autres camps, mais je ne parle pas l’allemand, et c’est quand même un travail considérable, qui demande de l’argent. Et puis il y a un documentariste qui a fait un film absolument extraordinaire sur justement les tableaux et les dessins clandestins faits dans les camps, y compris à Auschwitz.
En Allemagne, n’en parle-t-on pas plus qu’ici à Paris ?
Si. Je suis restée très longtemps sans aller en Allemagne. Si je n’ai pas appris l’allemand – ni mon frère, ni ma sœur – c’est toujours par référence à ce qu’avait connu mon oncle. J’y suis allée tardivement, je suis allée à Berlin, et j’ai découvert l’Allemagne et les Allemands. Je trouve qu’ils font un travail de mémoire, de retour sur eux-mêmes, absolument extraordinaire… que les Français sont incapables de faire. Incapables. Bon d’accord, on ne va pas comparer Vichy au nazisme hitlérien, mais il y a une espèce de… il n’y a que Chirac qui a été le premier a reconnaître la responsabilité du Gouvernement français dans la collaboration de la France.
Quel a été le rôle de vos proches dans votre travail, par rapport à votre peinture, par rapport à ce livre ? Est-ce qu’ils étaient proches ou est-ce que vous avez besoin de solitude ?
J’ai besoin de solitude. Parce que ce qui m’intéresse ne les intéresse pas forcément. J’ai un fils qui est passionné d’histoire, mais ce n’est pas la période de la Seconde Guerre Mondiale qui l’intéresse le plus, ce sont d’autres périodes. C’est mon travail, de même qu’eux ont leur travail.
Donc leur rôle ne vous a rien apporté ?
Leur présence, si, bien sûr. Il y a tout un aspect de ma vie qui est lié, bien sûr, à mes enfants, à l’amour que je leur porte.
J’ai essayé de faire leur portrait. Ça a été très difficile.
Aujourd’hui, par rapport à toutes ces années qui sont passées, vous sentez-vous libre ?
Comment ça libre, libre par rapport au passé ?
Par rapport au passé, par rapport à vous-même, par rapport à la société ?
Oui, j’ai fait en gros ce que je voulais.
Même par rapport à avant ? La femme n’était pas si libre…
Oh ne m’en parlez pas ! Certainement. Mais je considère que j’ai été une femme libre. Et je le suis toujours. En revanche j’avoue que je n’aime pas du tout la société actuelle, je ne m’y sens pas bien. La politique, par exemple, qui m’a toujours passionnée…
Avec toutes ces technologies qui évoluent, vous vous y retrouvez ?
Je le reconnais, ça ne m’intéresse pas vraiment. D’abord par exemple ces smartphones, tous ces gens qui échangent, ou de même ce qu’on appelle les réseaux sociaux… Je n’aime pas ça, je préfère un contact, une présence physique, avoir en face de moi la ou les personnes avec lesquelles je veux échanger. Par l’intermédiaire d’un appareil, ce n’est pas la même chose. Evidemment il y aura des archives aussi, mais pour les historiens, tous les textes, tous les écrits sont restés, c’est comme ça qu’on a travaillé, qu’on a découvert. Et la correspondance : maintenant on écrit beaucoup moins de lettres qu’avant. Même moi, je le reconnais…
Aujourd’hui on écrit aux gens qu’on aime, on envoie une lettre. Sinon le reste du temps c’est des SMS, ça va plus vite…
Je trouve ça dommage. Parce qu’il y a l’écriture qui joue un rôle aussi.
On va parler un peu de vos hobbies : comment faites-vous pour vous évader ? Est-ce qu’on peut s’évader de Paris par exemple, quand on y est depuis une quarantaine d’années ?
J’avais des vacances donc je partais toujours à la campagne. Et puis j’ai pas mal voyagé à une époque où je pouvais m’offrir des voyages. Par exemple je suis allée à New-York : pour moi c’était lié à la culture que j’avais, j’ai vu beaucoup de films américains avec la ville de New-York. Je me rappellerai toujours, j’y suis allée avec une amie, c’était en février ; et à un moment, un soir, je vois de la fumée qui s’échappe des trottoirs, comme on le voit dans les films, et puis je vois un policier à cheval. Je me retourne vers mon amie et je lui dis : attends, on est dans quel film là ? Vous voyez, c’est lié, souvent mes voyages sont liés à ce que j’ai appris à travers des livres notamment, ou des films – mais des films plus anciens que les films contemporains.
Quelles sont vos passions ? Est-ce la peinture, l’écriture ?
J’aurais du mal à choisir. Il y a la lecture aussi qui joue un rôle très important. Lire c’est s’évader, on rentre dans un autre univers. On comprend les personnes qui sont dans le livre, ce qu’elles font, ce qu’elles ressentent, ou on ne les comprend pas. Pour moi c’est extrêmement important de pouvoir avoir au moins une heure sinon plus, dans la journée, pour entrer dans un livre. Quotidiennement.
Maintenant, il y a aussi marcher dans la rue… Ce que j’aime beaucoup dans Paris ce sont les cafés, parce qu’on peut parler avec les gens. Il y a eu une époque – quand je racontais ça à un élève il était scandalisé – je prenais mes copies et j’allais les corriger dans un café. Ça ne m’empêchait pas de me concentrer. Il y avait un bruit, une ambiance, voilà j’étais bien. Il y a ça qui continue, il ne se passe pas une journée sans que j’aille dans un café lire un journal. C’est important ce bruit d’ambiance, parce qu’il y a la vie autour de soi.
Combien de livres par mois lisez-vous ?
C’est difficile à dire. Actuellement, dix, quinze, ça dépend… et puis ça dépend de la taille des livres, il y en a qui sont très gros et on peut y passer trois jours. J’aime bien d’ailleurs les gros livres parce qu’on rentre dans un univers, totalement différent de celui où l’on vit, et on y reste pendant de nombreuses heures, parce que c’est long à lire. C’est extraordinaire.
Et qui sont vos écrivains préférés ?
Selon les périodes de ma vie, il y a eu des écrivains préférés. Quand j’étais jeune, justement quand j’étais mariée, j’ai entrepris de lire tout Balzac, tout Zola ; après je suis passée aux Russes : Tchekhov, que j’aimais énormément – quand je partais en vacances je ne partais jamais sans un livre de la Pléïade de Tchekhov, la Dame aux Petits Chiens, merveilleux –. Donc plutôt des écrivains classiques. Puis après, je suis passée à des écrivains plus contemporains, comme par exemple John Le Carré, que j’ai beaucoup aimé parce qu’on est dans l’histoire, la Guerre Froide. J’aime aussi énormément les femmes écrivains anglaises ou américaines, maintenant j’en lis beaucoup. A l’heure actuelle je ne lis pratiquement pas de livres français contemporains, ça ne m’intéresse pas.
Les romans d’aujourd’hui ne sont pas aussi passionnants ?
Non ça ne m’intéresse pas, ça ne m’attire pas.
Je lis souvent le quotidien le Monde et je me souviens avant, j’adorais avoir le Monde des Livres chaque semaine, parce que ça m’indiquait des écrivains que je ne connaissais pas. J’ai découvert en particulier une Anglaise qui s’appelle Antonia Byatt, qui a écrit une tétralogie (quatre gros romans) dont le point de départ est un peu son histoire, et ça a été une découverte absolument extraordinaire. A tel point que je lui avais écrit et qu’elle m’avait répondu. En plus elle avait été jeune fille au pair en France, justement dans la région que j’aime, et comme elle en parle tellement bien je lui avais dit, et elle m’avait répondu : « Quand je viendrai en France à Nîmes, on essaiera de se rencontrer ». Et j’avais trouvé ça très très bien.
Donc si je comprends bien, la lecture c’est plus qu’une passion ?
Oui c’est une partie de ma vie, c’est vrai.
Quel type de bienfait la lecture vous apporte-t-elle ?
C’est un enrichissement parce que je découvre des êtres différents de moi, qui éprouvent des émotions, qui ont des affects que je n’ai pas forcément, et le monde dans lequel ils vivent, la société, sont des découvertes. Cela me permet de sortir de là où je suis.
Pouvez-vous me parler en quelques mots de votre livre, l’Art Clandestin dans les Camps Nazis ?
C’est lié à cet oncle qui a été déporté à Buchenwald, qui a écrit ses souvenirs. Ils n’ont jamais été publiés, mais moi je les ai lus. On en a beaucoup parlé, et quand il racontait ce qu’il avait vécu, c’était des expériences assez terribles, même si les camps de concentration ne sont pas des camps d’extermination. Les heures de travail, le fait qu’ils soient considérés par les nazis comme des numéros, comme des objets qu’on pouvait jeter quand ils n’étaient plus utilisables… Ce qui m’a intéressée, c’est de découvrir que dans ce monde, qui était un monde barbare, eh bien ils vivaient, ils créaient, et en créant, ils redevenaient libres. Et en fait c’est ce que j’essaie de montrer dans ce livre, et de montrer aussi comment ils se sont débrouillés pour se procurer du matériel : il fallait avoir du papier, des crayons, ce qui n’était pas évident. Et puis en même temps leur mentalité : chez eux il y avait la camaraderie, qui était extrêmement forte, et de l’humour. Il y a des dessins d’humour, des caricatures d’eux-mêmes, et c’est une manière de s’évader. Ils riaient de leur situation ! C’est quand même extraordinaire…
Ils écrivaient aussi, ils ont écrit des poèmes. Ils faisaient même de la musique, puisqu’il y avait toujours un orchestre dans les camps : le matin pour les compter, et le soir de nouveau quand ils revenaient du travail. Il y en avait quelques-uns qui étaient musiciens, qui se faisaient prêter des instruments par l’orchestre du camp, et qui jouaient de la musique pour leurs camarades. Il y avait notamment à Buchenwald un accordéoniste qui allait jouer de l’accordéon dans les différents blocs ; d’ailleurs l’écrivain bien connu d’origine espagnole et française, Georges Semprùn, raconte dans un de ses livres sa captivité, et parle de cet accordéoniste ! Et moi j’ai découvert un dessin, fait par un déporté, de l’accordéoniste en train de jouer de la musique dans un bloc le soir après le travail. Donc ils vivaient !
Quand ils peignaient, quand ils dessinaient, quand ils écrivaient, qu’ils créaient une musique, est-ce qu’ils travaillaient vite parce qu’il y avait peut-être un temps limité ?
Il peignaient peu. Ils dessinaient plutôt, parce qu’il fallait qu’ils trouvent de la peinture. Il y en avait quelques-uns qui avaient des boîtes d’aquarelle qu’ils avaient dans leurs poches en arrivant au camp et qui avaient pu les récupérer. Ils dessinaient plutôt le soir quand ils étaient au bloc – et dessiner sur le vif c’était difficile –, car évidemment il ne s’agissait pas de dessiner devant les nazis.
Ils faisaient comment alors ?
Il y en a un qui est un dessinateur que je trouve admirable, Léon Delarbre, qui a dessiné une exécution publique. Quand les nazis voulaient punir un déporté, ils le pendaient souvent en public, devant les autres, à titre d’exemple. Et, cachés derrière le dos de ses camarades, il a fait un croquis rapide. Et le soir il a repris son croquis et l’a achevé. Il s’était fait enguirlander par ses camarades qui lui ont dit : « S’ils t’avaient pris, nous aussi on aurait été coincés parce qu’on te protégeait ! ». Il y avait également auprès de lui un prêtre qui composait des poèmes, mais qui les composait dans sa tête. Et Léon Delarbre a eu cette réflexion que je trouve extraordinaire : « Oui mais moi, je ne pouvais pas dessiner dans ma tête ! ».
Vous avez fait des recherches. Comment vous sentez-vous après avoir fait toutes ces recherches et avoir ressorti dans votre livre une partie de ce que vous avez absorbé ? Comment vous sentez-vous par rapport à cela ?
C’est quand même le bonheur d’avoir été capable de faire ça.
Ce que je veux dire c’est : avez-vous été très touchée par ce que vous avez découvert ?
D’abord il est vrai que le camp de Buchenwald était dur, mais ça n’a pas le caractère aussi horrible que les camps d’extermination. Et puis entre la réalité et le dessin fait par le dessinateur, il y a quelque chose. Un dessinateur, un peintre, un artiste, ne dessine pas la réalité ; il dessine ce qu’il ressent par rapport à la réalité. Et ce qu’il ressent ça se transforme en dessin, que nous, qui n’avons pas connu cette réalité, nous pouvons regarder, et à notre tour nous ressentons quelque chose. Ils évitaient de représenter, en tout cas dans les dessins que j’ai étudiés, des scènes terribles. Mais en même temps il y en a quelques-uns, et c’est là que se posait le problème, qui ont dessiné les tas de cadavres qu’il y avait à la fin des camps (donc début 45). Il y avait tellement de morts que les fours crématoires ne suffisaient pas, on ne pouvait pas aller assez vite pour les brûler. Plusieurs d’entre eux ont peint ces tas de cadavres. Ce qui a quelquefois fait débat, c’est que plusieurs de ces dessinateurs ont parlé de la « beauté » de ces corps, en disant que c’était absolument extraordinaire. Parler comme cela peut paraître extrêmement choquant, je le comprends. Mais pourtant c’était sincère. J’en ai trouvé plusieurs qui le disaient, notamment un qui n’était pas à Buchenwald, qui est assez connu, qui était très apprécié par Mitterrand, et qui a développé cette idée. Alors où est la beauté ? Elle est dans la couleur, dans une forme… je ne peux pas direIl y a un de ces dessins qui m’a beaucoup touchée – et j’en avais parlé au dessinateur qui est un des rares survivants – parce que ces tas de cadavres qu’il avait représentés, je me suis rendue compte qu’il les avait représentés les yeux fermés. Hors ces hommes qui étaient morts, ils mouraient la bouche ouverte, les yeux ouverts. Et lui – je l’ai interprété comme ça – il leur a fermé les yeux, dans un geste de piété ; comme on ferme les yeux des êtres que l’on aime quand ils viennent de mourir. Et c’était une manière de leur rendre leur dignité d’êtres humains, au moment de mourir… et de ne pas être des morceaux d’os qu’on allait brûler comme le faisaient les nazis. Donc c’est vrai qu’il y a des gens qui sont très choqués quand on parle de beauté. De même quand on parle d’art : c’est une question que je me suis posée, peut-on parler d’art quand on parle de ces dessins ? C’est difficile… De toute façon qu’est-ce que l’art, comment peut-on le définir ?
Aujourd’hui, après tout ce qui s’est passé, qui est Marie-France ?
J’allais dire qu’elle s’est épaissie ! Pas au sens physique du terme – un peu peut-être –, mais de tout ce qu’elle a vécu, entendu, gardé… Enrichie. Je sens en moi beaucoup, non pas de savoirs, mais de choses que je connais, que j’aime, que je n’aime pas. Malgré tout je continue à être étonnée, et heureusement !
Je pense que vous avez encore un objectif à court terme ?
Continuer à travailler, à créer, et à transmettre.
Et l’amour dans tout cela ?
Il y a beaucoup d’amour dans tout ça ! Je me dérobe…
Il y a de la place dans votre vie pour l’amour, avec tout ce qui s’est passé ?
Pour l’amour pour une personne ?
Vous pouvez l’interpréter comme vous voulez, l’amour avec un grand A ?
Oui. Il y plusieurs formes d’amour : j’ai de l’amour pour mes enfants, j’ai aimé des hommes, j’ai un chat que j’aime énormément. Aller à la rencontre des autres c’est découvrir aussi une forme d’amour.
Selon vous quel est le secret de la longévité en couple ?
Alors ça je me le demande, parce que je suis un très mauvais exemple. Je ne sais pas… Je me le demande parce qu’effectivement, il y a des couples qui durent très très longtemps. Je ne sais pas, sans doute le partage de beaucoup de choses, un enrichissement, un va-et-vient entre les deux…